phase terminale E31

Jour trois...Jamais deux sans...

Le voyage s'est bien passé. Trois cents êtres humains entassés les uns sur les autres en classe éco, dans un tunnel d'acier, gardés par un personnel naviguant plutôt attentionné. Impossible de s'allonger, d'étendre les jambes ou d'aller courir. Si un 747 est la dernière demeure avant le cimetière, au moins on apprend à s'habituer aux dimensions de la future boîte en bois dans laquelle on retourne, cellule par cellule, à Mère Nature.

Dix heures quarante cinq minutes de voyage. Juste avant, on part de nuit pour s'installer dans un autre tunnel de métal, le TGV. Un modèle d'avion sans ailes qui se déplace aussi vite sur rail que le Boeing cité juste avant au décollage. D'un tunnel à l'autre, il y a le terminal d'aéroport, un tunnel de bois et d'acier, dans lequel on patiente gentiment que la maintenance en ait fini avec les machines plus lourdes que l'air mais qui volent.

Plateaux repas, boissons à volonté, jolies hôtesses, films récents à la demande, déja tous vus sur Internet, caméra vidéo sous le fuselage donnant un retour visuel des paysages survolés, je vis dans mes pensées, subjugué par la facilité avec laquelle mes co-passagers nippons trouvent le sommeil en position assise, du départ à l'arrivée.

Je comprends l'angoisse de certaines personnes à monter en avion; la rentabilité de tels engins jouant sur l'espace d'occupation de chacun le ramenant à, à mon avis, bien moins que l'espace nécessaire pour pouvoir éprouver du plaisir à un si long voyage.

Je me prends à rêver d'un voyage en Transibérien depuis Moscou jusqu'à Vladivostok avant de prendre le bâteau jusqu'à l'île où le soleil prend sa source. Cabines individuelles en bois, voyage lent au ras du sol permettant de sentir le temps passer, permettant au corps et à l'esprit de s'adapter lentement en s'émerveillant. J'adorerais ça dans une autre vie où je serais né nanti.

Non, là je me permets un saut brutal dans une machine à accélérer le temps, parcourant prés de dix mille kilomètres en moins de douze heures, une sorte de téléporteur diesel qui me fait passer de Paris à Tokyo, porte à porte le temps d'une longue respiration asthmatique. Si j'avais trouvé le sommeil, ça aurait été pire. Le traumatisme n'est pas intellectuel, il n'y a pas saturation des sens, le traumatisme est physique et c'est aujourd'hui, le troisième jour que je paie le prix, dans un corps endolori, courbaturé, une tasse de thé vert fumant posé prés de ma main droite, devant la fenêtre de la chambre que j'occupe dans un hôtel de Shinjuku.

Etre décalqué au Japon, quel luxe dans ma vie de pauvre. Je me dis que c'est un privilège dont je dois vivre chaque seconde car il y a une forte probabilité que ça n'arrive plus jamais dans mon futur probable. Alors je reste zen, je me laisse le temps de me réveiller, me dis que ma tête tourne mais qu'elle va reprendre sa position initiale à un moment, et que dans quelques heures je vais aller plonger dans l'eau humaine de la gare de Shijuku où un préposé au public de la JR va repérer en moi l'étranger et se mettre docilement et avec attention à mon service pour me permettre de rejoindre sans me tromper ma destination.